Thierry Sabot
Thierry Sabot, né en 1965
" Tout ce que nous vivons, nous le dérobons à la vie ", disait Montaigne.
On " entre " souvent en généalogie par un enterrement ou un déracinement (n'est-ce pas la même chose d'ailleurs !). Les deux situations furent à l'origine de mon intérêt pour cette discipline... c'était en 1986. Passionné d'Histoire, notamment d'histoire locale et d'histoire " vécue " (souvent celle des " petites gens "), abondamment " nourri " de stimulantes lectures historiques ( cf les Duby, Mandrou, Goubert, Le Roy Ladurie, Corbin et autres travaux d'historiens...), je suis naturellement venu à la généalogie par le biais de l'Histoire... Avec toujours le souci, l'obsession diront certains, de faire revivre " nos anciens " dans la trame de leur vie, leur quotidien, et non de remplir passablement les cases vides d'un bel arbre généalogique... et que de découvertes... que de personnages insolites et attachants, aujourd'hui devenus " familiers " : Gaspard, le petit horloger de Saint-Didier ; Charles, conseiller royal au bailliage de Montfaucon, qui reçut le père Régis lors de ses missions rurales et de la peste de 1626 ; Joannès, le modeste inventeur du " bleu de travail " ; Augustin, le vieil Ardéchois, devenu mineur têtu et raleur, éternel insoumis à l'administration française ; Claudius, mort trop jeune en 1940 sur le front, sans arme à la main ; Marguerite la " dentelleuse " avec ses bandeaux verts, ses rubans roses et ses épingles à tête de perle... ; Alix d'Amplepuis que j'imagine sottement assise à sa croisée guettant au loin l'arrivée d'un cavalier ; ou encore Benoît le secrétaire particulier de Charles de la Rochefoucauld ; Théodore, le généreux inventeur du procédé pour dessaler l'eau de mer ; Jean-Baptiste qui suivit l'Empereur jusqu'au porte de Moscou ; Jean le négociant en coton et cotonnades dans les foires de Beaucaire et de Clermont-Ferrand ; Victor, homme de conviction et de caractère, sincère modèle de " l'industriel paternaliste " ; Joseph, le génial archéologue noyé dans les brumes de l'antique Bibracte là-haut sur ce cher mont Beuvray (Ah ! Le mont Beuvray et le Morvan !)... et cette masse de sans grade et de sans nom, rencontrés au hasard des registres, éternels anonymes dans " la fosse commune du temps " : telle cette vieille femme morte misérable au milieu d'un pré, simplement vêtue " à la tête d'une coiffe blanche sans bord, une jupe de dessus en indienne bleu et bouquets blancs fixée à un mauvais corset ou piqûre, une robe en filoselle noire mal teinte, un tablier à bavette à étoffe de pays bleu clair presque neuf et un fichu noir avec des bas en laine grise "... ; tel encore ce pauvre refondeur de cuillères décédé sans avoir eu le temps de prononcer son nom en entier " il m'a déclaré avoir le prénom de Pierre sans avoir pu comprendre son nom de famille, il m'a dit être de douze à quatorze lieux par delà Riom et Auvergne "... ; en enfin ce petit tailleur d'habits qui offre une bien modeste dot à sa fille " en déduction de ses droits de légitime, une couverture de pays, deux chaises bois et paille, une mayt à pétrir et deux assiettes d'étain"... Etrange et insolite cortège de morts qui nous précède et nous suit chaque jour, auquel il convient d'ajouter " mon plus bel ancêtre " (car on a souvent un ancêtre "préféré") : il s'agit d'un certain Jean Sabot dit "le vieux Sabot"qui, vers 1732, fut accusé de complicité de meurtre. Lors du procès de la " bande " (au service du seigneur du coin) il fut innocenté par plusieurs témoins qui ont déclaré avoir vu le dit " vieux Sabot " s'interposer entre les meurtriers et la victime en criant " On ne peut pourtant point laisser tuer un homme ! " Il est rare d'avoir une citation réelle de son ancêtre, une phrase sortie de sa bouche et rapportée par plusieurs témoins. Et quelle phrase en l'occurrence !!! J'en suis très fier, c'est sans doute idiot, mais c'est comme ça ! A travers cette simple mais belle phrase, il me semble mieux connaître mon ancêtre, je me l'imagine plus facilement. A noter, qu'une autre de ses phrases est rapportée par les témoins. Mais là, il s'agit d'un juron en patois qui voulait dire quelque chose comme " Sacré bon d...".
Aujourd'hui, il me plait de dire que je pratique une généalogie pluridisciplinaire et buissonnière. Pluridisciplinaire car la généalogie, en tant que discipline auxiliaire de l'Histoire, se nourrit de nombreuses disciplines : géographie, archéologie, littérature, tourisme culturel... Buissonnière car j'aime rechercher directement sur le terrain, à l'aide de cartes topographiques, la trace de mes ancêtres (et non exclusivement à partir de documents d'archives). C'est là une façon agréable et originale de s'imprégner de l'environnement familier de nos aïeux...
Parfois, sous prétexte de recherches historiques ou généalogiques, profitant de l'épanchement d'un pâle soleil d'hiver, je m'accorde de brèves escapades, quelques moments glanés à la monotonie, à la routine. Je fuis, à la journée, vers quelques hameaux du Velay ou du Vivarais : Lalouvesc, Montregard, Montfaucon, Yssingeaux, Fay-le-Froid, Saint-Agrève, le Monastier-sous-Gazeille... autant de noms qui fleurent bon la pierre sèche, la mousse humide et l'herbe drue.
C'est ainsi qu'un jour, à l'heure blanche du laitier, je me suis assis dans un petit troquet du Puy-en-Velay, loin de tous soucis, le regard vrai, les mains fragiles, trempées dans le décor et la vapeur ambiante, avec seulement le cliquetis d'un verre sur le zinc du bar et le grésillement d'une mouche folle dans les rideaux crasseux pour rythmer le pas léger du temps.
En venant là, j'ai conscience de me ressourcer et de recouvrer finalement ce qui est la plus simple des réalités : la soumission de l'être à la beauté simple du monde."Tout paraît clair ici, écrivait le poète Paul Eluard, et l'on a plus confiance. On y baigne dans la tranquillité sans âge d'un cours naturel et d'une vie paisible, on admire le lézard hardi qui pointe sa tête dans la fente de la muraille".Qui n'a pas vécu ces instants privilégiés n'a rien vécu, et qui n'a pas erré au fil des chemins creux ne connaît pas la vraie richesse, la vraie valeur, le sel de la vie.
C'est par cet abandon volontaire, cette communion entière avec le temps et l'espace que l'homme réapprend son identité originelle, qu'il se libère de son écorce sociale et qu'il redevient grain de poussière, fils de la terre et du vent.
La mouche s'est tue, et je baigne maintenant dans le silence épais et sombre de la cathédrale Notre-Dame. C'est ici, en ce lieu sobre et solennel, face au regard droit de la Vierge noire en bois de cèdre, que se réalise l'osmose de l'être infiniment petit et du néant infiniment grand, puis celle du silence minéral aux arêtes de glace et du silence léger des lèvres.
En ces murs lourds et ténébreux le temps paraît intact, figé dans sa pérennité, loin des agressions du monde extérieur. Seuls quelques rayons de soleil, adoucis par la conjonction des couleurs des vitraux, tremblent sur les dalles en de faibles incendies de lumière et d'ombre. Je peux rester de longues heures, seul, assis dans la pénombre, en ce lieu d'éternité, cloué par une impression de petitesse et un sentiment d'humilité.
Mais parfois une porte grince, une vieille femme en noire entre et se signe dans une génuflexion, puis d'une main tremblante, elle rajoute une flamme aux bougies qui brûlent droites et faibles sur les chandeliers. Je profite alors encore quelques minutes de la béatitude. Derniers instants de recueillements, dernières secondes d'ivresse silencieuse avant d'affronter la lumière vive de la réalité.
Ainsi, une fois encore, avec l'illusion de maîtriser le temps, je me suis retrouvé seul avec moi-même, à l'écoute de toutes les voix du monde : bruissement du sang dans les tempes, appels étouffés de la mémoire, souffle du vent sous les tuiles, bruits domestiques de la rue et silence d'abeille dans la pénombre des églises... Et si, en fait, je n'avais cherché qu'à entendre une seule voix, celle qui résonne en moi et que je prends plaisir à coucher sur le vide du papier"... Et si, enfin de compte, ces escapades et mes recherches historiques et généalogiques n'étaient que le prétexte pour dérober une longue journée à la grisaille ambiante, pour m'offrir une envolée, un dérapage, un glissement du quotidien...
Le Puy-en-Velay, mardi 23 décembre 1992, Lyon, la même année, Albigny-sur-Saône, le 29 septembre 2003 (Mille bisous ma petite Alix, 2 ans bientôt !).