Jacques Beauprez
France (1935-2000), et Jacques Beauprez, né en 1934
La plaine de mes ancêtres...
Dis, Grand Père, je ne comprends pas... je ne te comprends pas..
Tu nous a dit : "ce Dimanche, il fait beau temps, je vous emmène à Cassel. On y verra le moulin, la vieille place après avoir suivi la route sinueuse en montée encore toute pavée et ensuite on mangera une bonne crêpe comme ils savent la faire là-bas. "
On y est. On a garé avec peine la voiture parmi celles de nombreux touristes et on s'est hissé tout en haut, près du moulin dont tu avais parlé... mais, c'est ici que je ne te comprends plus, tu l'as à peine regardé... tu as fait quelques pas, en lui tournant le dos et tu t'es immobilisé en regardant... mais au fait rien...
Après un long silence, le grand père répond d'une voix à peine audible car il est ailleurs. Ses yeux balayent sans cesse l'horizon, vers l'Est, et son regard semble voir plus loin encore.
Vois tu, Fiston, pendant la grande guerre, en 1914/18, Foch avait établi ici son quartier général et c'est de cet endroit qu'il tentait de situer le front et de prendre des décisions pour résoudre les problèmes militaires qu'il était chargé de résoudre.
Vers l'Est, ce sont les Prussiens, comme on disait alors, qu'il regardait. Il ne devait pas en voir beaucoup, les tranchées creusées un peu partout les dissimulaient. En gros c'est le même paysage qu'aujourd'hui qu'il avait sous les yeux.
Mais moi, si je regarde dans la même direction, ce n'est pas pour les mêmes raisons. Par chance la révolution industrielle n'a pas beaucoup bouleversé cette répartition des champs et des villages maintenant reconstruits et avec la distance tout parait plus petit et moins précis, mais, c'est le même paysage qu'ont pu voir mes ancêtres, tes ancêtres, qui ont vécu là, dans cette plaine, pendant au moins trois cents ans.
C'est cela que je regarde et je vois ce que leurs yeux ont vu : cette immensité que nulle montagne sérieuse ne vient limiter, ces cultures sous le soleil et les champs de houblon encore bien verts, ce ciel bleu marqué de nuages, les mêmes depuis toujours, ces routes et ces sentiers, le revêtement a sans doute changé mais pas leur emplacement.
C'est là qu'ils ont marché; c'est là qu'ils ont travaillé; c'est là qu'ils ont aimé et fait vivre une famille avec ses joies et ses peines.
Tes ancêtres. Ils étaient tous aux travaux des champs. Non pas des propriétaires riches et sécurisés, même pas des censiers, des fermiers non des journaliers, des gens qui louaient leurs bras et dont le labeur et la sueur ont tant fertilisé cette plaine. Ce sont eux qui l'ont faite ce qu'elle est. C'est pourquoi je suis heureux que l'industrie ne l'ait pas trop marquée.
Quand tu as regardé les photos de mes propres grand-parents ou arrière grand-parents, tu m'as dit "ce sont tous des vieux ". C'est exact à l'époque où ces photos ont été prises ils étaient déjà vieux. Tu sais la photo, pour les gens du peuple, à l'époque c'était rare. Il n'y avait pas d'appareils dans les familles et se rendre chez le spécialiste de la prise de vue c'était cher. Alors on se limitait. Et puis la photographie c'est une invention relativement récente...
Mais il faut absolument que tu te mettes en tête que tous ont été enfants comme toi. Bien sûr, ils n'ont pas eu la même chance que toi de pouvoir jouer avec des consoles électroniques et même des blocs en plastique, cela n'existait pas.
Mais de plus dès leur jeune âge il était impératif qu'ils travaillent, dans la limite de leurs forces mais parfois un peu plus, pour aider à faire bouillir la marmite. L'électricité, on ne connaissait pas. Alors le bois pour le feu, tous les jours, il fallait le chercher, le couper. L'eau courante au robinet, on ne connaissait pas. Alors il fallait la puiser, la transporter. La grande surface du coin, on ne connaissait pas. Alors il fallait cultiver, semer, biner, arroser, récolter... si l'on voulait manger.
Il faut aussi que tu saches que toutes ces "grand-mères", comme tu dis gentiment, elles ont eu vingt ans, elles aussi !
Jossine en 1657, une autre Jossine en 1682, Jacqueline en 1710, Marie Joseph en 1745, Josephine Colette en 1777, Catherine Thérèse en 1810, Rose Thérèse en 1837, Eugénie en 1870, Sidonie en 1900.... A ces dates, chacune d'elles avait vingt ans.
Ta maman en a un peu plus aujourd'hui... Tu vois, elles étaient jeunes. Elles aussi ont eu des enfants, de nombreux enfants dont malheureusement beaucoup mouraient en bas âge, elles les ont aimés de tout leur coeur.
Parmi ces enfants il y avait successivement Malliard, Antoine Jean, Pierre Martin, Jean Baptiste, Emmanuel Louis, Charles Louis, Henri, Camille, Cyrille... C'est curieux, ils portaient tous le même nom que toi ! Ce sont tous tes ancêtres et pourtant eux aussi ont été jeunes un jour...
Voilà pourquoi je regarde cette plaine... C'est là qu'ils ont tous vécu. C'est la plaine de mes ancêtres. Ce ne sont pas des marins; jamais ils n'ont habité au nord de Dixmude. Ce ne sont pas des citadins; ils ont toujours vécu dans des villages. De plus ce sont des européens avant le mot; les frontières ont tant fluctué au cours des années qu'ils changeaient de nationalité sans même le savoir ou surtout sans le vouloir.
D'ailleurs tout cela, sans doute, leur importait peu. Il fallait vivre avant tout et l'Histoire (avec un grand H) laisse voir que le peuple a beaucoup souffert des ambitions et des décisions des cours.
Tu m'as un jour posé la question : "C'est quoi la Généalogie ?". En dehors d'un arbre, pour moi, c'est çà la Généalogie, essayer d'imaginer ceux qui nous ont précédé dans leur vie et leur environnement quotidien... Et aussi avoir une pensée émue pour eux et les remercier de ce qu'ils ont fait pour que moi, toi, on soit ici aujourd'hui, heureux d'y être.
Et maintenant, si on allait la manger cette crêpe ? Au fait sais tu qu'en 1638, pas loin d'ici, à Langemark, Guillaume Panecoucke, l'un de tes ancêtres, faisait partie de la garde civile du village avec ses copains... Pourquoi je te dis cela ? Simplement parce que Panecoucke, en flamand, cela veut dire crêpe... Alors tu vois les associations d'idées....
Jacques BEAUPREZ - 1996 En Hommage à nos Ancêtres