Bretagne, et nos ancestres
Sommaire
Nos ancestres Bretons
Region Bretagne
Si l'on pouvait planer, à vol d'oiseau, au dessus de la France, on verrait à l'ouest une vaste péninsule se détacher de son territoire, et dessiner sur le fond bleu de l'Océan un triangle dont les flots ont profondément rongé les côtés et déchiré la pointe. Cette presqu'île, longue de soixante-dix lieues, ou de quatre mille mètres, de la Guerche au Conquet, est comme isolée du reste du monde. Bornée par la mer au nord, à l'ouest et au sud, elle a pour limites territoriales, la Normandie, le Maine, et l'Anjou ; encore cette dernière province en est-elle séparée par le cours de la Loire, sur une longueur d'environ sept lieues.
Du côté de la terre, la Bretagne ne peut donc communiquer avec les autres peuples qu'au moyen de la France, interposée entre elle et le continent européen. Du côté de la mer, les pays étrangers dont elle se rapproche le plus sont : l'Angleterre, au nord ; et, au midi, l'Espagne et le Portugal. Sa partie occidentale, qui a successivement porté les noms de Cornu-Gallioe (Cornouaille), de Dumnonia (Domnonée), de Basse-Bretagne et de Finistère, correspond à l'extrémité de l'île britannique, et n'en est que peu éloignée. Nous insistons, dès notre début, sur ces conditions géographiques, Parce qu'il importe d'en tenir compte pour bien comprendre l'origine, l'esprit, le caractère, les moeurs, l'idiome, les institutions et l'histoire de la nation bretonne. En effet, sa position maritime confondra d'abord son existence avec celle des Bretons insulaires, et, plus tard, lui donnera les Anglo-Saxons pour alliés ou pour ennemis ; par la même cause, les Espagnols seront, après les Anglais, le peuple étranger avec lequel la Bretagne aura les rapports politiques, militaires et commerciaux les plus suivis. Enfin, la situation territoriale de cette province, relativement à la France, nous apprend pourquoi les deux peuples, qui ont conquis ce dernier pays, ont dû successivement s'appliquer à réduire la grande péninsule de l'ouest par la force des armes : Romains ou Franks ne pouvaient avoir aucune sécurité, ni exister complètement, tant que la partie resterait séparée du tout, tant que leurs provinces occidentales seraient inquiétées ou menacées par un ennemi intérieur. On a trop oublié ces considérations toutes puissantes, quand on a attribué à un besoin insatiable de domination les opiniâtres attaques des armes romaines ou françaises contre l'indépendance bretonne. La séparation de la Bretagne des autres provinces gauloises ou franques, ne fut jamais qu'un démembrement pour les Romains comme pour les Français; et, si le droit naturel était du côté des Bretons, leurs ennemis avaient pour eux le droit politique. C'est une vérité que nous pouvons dire aujourd'hui sans blesser la fière susceptibilité d'un peuple qui a toutes nos sympathies, et dont nous admirons d'ailleurs la longue et courageuse résistance.
Géographie de la Bretagne
La Bretagne a 3388843 hectares de superficie, ou 1549 lieues carrées ; c'est un peu plus du dixième de la surface totale de la France. Les recensements faits par les intendants, en 1760, lui donnaient 1655000 habitants ; elle en compte à présent plus de 2620000, ce qui fait le quinzième à peu près de la population générale. Il y a beaucoup d'États indépendants qui n'ont ni un territoire si étendu, ni un peuple si nombreux.
La structure extérieure de la péninsule consiste en deux vastes plateaux, l'un du midi, l'autre du nord, qui se dirigent de l'est à l'ouest, et que sépare longitudinalement une vallée, de la rade de Brest au bassin de la Vilaine. Deux crêtes montueuses, formées par les montagnes d'Arrhès et les montagnes Noires, suivent la direction des plateaux, et leur servent, pour ainsi dire, de murs d'appui : les paysans bretons, dans leur langage figuré, les appellent Kein-Breis, ou l'échine de Bretagne ; c'est le point de départ d'une multitude de ramifications qui sillonnent la péninsule, et le partagent en plus de vingt bassins différents. La partie la plus élevée des montagnes d'Arrhès, la chapelle Saint-Michel, près de la Feuillée, ne dépasse pas quatre cents mètres. Quant aux montagnes Noires, leur point culminant, qui pénètre dans la presqu'île de Crozon, sous le nom de Menez-Hom, a une hauteur de trois cent trente-un mètres. Le granit, le gneiss, le micachiste, le leptinite, la protogine, concourent avec les schistes maclifères, le phyllade commun amphiboleux et talqueux, à la formation des masses minérales du sol, qui appartiennent au terrain primitif et au terrain de transition. Mais les roches granitiques, emblème véritable de l'opiniâtreté et de l'immobilité bretonne, dominent surtout dans la structure de la péninsule : partout elles se montrent à nu, avec leurs teintes bronzées ou rougeâtres, comme pour accuser la forte charpente de la terre. Travaillées par l'industrie humaine, elles prennent aussi toutes les formes, et se prêtent à tous les usages. Les monuments du druidisme, les calvaires, les cathédrales gothiques, les chapelles des saints, les donjons féodaux, les fortifications des villes, les quais des ports, les vieux manoirs, tout est taillé dans le granit. L'emploi de cette pierre donne aux constructions un caractère de grandeur et de durée, qui est en parfaite harmonie avec la physionomie générale de la Bretagne et le caractère de ses habitants.
Les côtes de la presqu'île sont à la fois les plus dangereuses et les plus hospitalières de l'Océan. Si la nature y a multiplié les plus beaux ports, les baies et les rades les plus vastes, elle y a aussi prodigué les écueils. Dans les départements du Morbihan et de la Loire-Inférieure, les côtes sont presque toujours basses et sans escarpement ; mais dans les autres parties du littoral, le Finistère surtout, elles s'élèvent abruptement au-dessus des flots. Là, la nature a voulu proportionner la force de résistance aux atteintes continuelles des vagues. L'aspect tourmenté du rivage, ses effrayantes déchirures, ses nombreuses pointes de terre minées de toutes parts, et sa ceinture d'âpres rochers, présentent le spectacle le plus imposant, le plus sauvage et le plus mélancolique qu'on puisse imaginer. La baie des Trépassés, et les récifs de la pointe du Raz et de Penmarch, si redoutés par les marins, sont situés sur cette côte de fer. Des relevés statistiques nous apprennent que, dans le seul département du Finistère, il y a eu soixante-trois naufrages de 1821 à 1831. Du reste, l'action continue de la mer a créé une multitude d'îlots sur les contours du littoral. Le Morbihan, dans sa profonde échancrure, renferme tout un archipel : l'Île-aux-Moines et l'île d'Arz en font partie. Les îles les plus considérables sont celles d'Ouessant, de Groix et de Belle-Isle. Toutes les trois rappellent des campagnes ou des actions fameuses dans l'histoire de nos guerres maritimes.
Un des traits les plus remarquables de la physionomie de cette province, c'est que la plupart de ses villes sont jalonnées sur la côte. Cela tient à la nature et à la direction de ses rivières : à l'exception de la Loire, aucune n'est navigable de son fond propre. Elles ne deviennent accessibles aux navires que par le retour de la marée, qui y remonte de deux à trois lieues dans l'intérieur des terres. Les villes ont donc été bâties près de la mer, au point où les cours d'eau s'élargissent et forment des espèces de baies : voyez Vannes, Auray, Hennebon, Kemperlé, Kemper, au midi ; voyez Châteaulin, Landerneau, Morlaix, Lannion, Tréguier, Dinan, à l'ouest et au nord. Quoique plus éloignées de la côte, Nantes, Paimboeuf, La Roche-Bernard et Rhedon, ont subi la même loi. De cette situation des villes il est résulté que le commerce, l'industrie et la culture se sont retirés du centre pour se porter à la circonférence. En Bretagne, ce n'est pas du coeur que viennent la vie et le mouvement, c'est des extrémités. Rien de plus animé et de plus riche que le littoral, avec ses fermes, ses champs de blé, ses prairies entourées de hauts talus en terre, de haies vivaces et d'arbres verdoyants ; mais au fur et à mesure que vous vous en éloignez, l'aspect du pays change. C'est dans les districts du centre qu'on rencontre principalement ces landes qui couvrent encore 922650 hectares du sol de la province, et qui y sont aux terres cultivées dans la proportion de 27 pour cent. Lorsque Henri IV vit s'étendre au loin les terres incultes au milieu desquelles passe la route de Nantes à Rennes: « Où, s'écria-t-il, ces pauvres Bretons pourront-ils trouver l'argent qu'ils m'ont promis ? »
Un moine comparait la presqu'île de Bretagne à la couronne de sa tonsure. Un officier de cavalerie, M. Toustain de Richebourg, trouve qu'elle ressemble à un fer à cheval bien garni à l'entour et presque vide au milieu. C'est, dit encore l'historien De Laporte, un cadre brillant dont le fond est triste.
Mais les yeux finissent par s'accoutumer à ces espèces de savanes couvertes de genêts et d'ajoncs fleuris, et par y trouver un plaisir indéfinissable. « Avec ses landes si pauvres et ses guérets si fertiles, ses gracieuses prairies et ses âpres rochers, avec cette nature moitié sauvage et moitié cultivée, avec ces vallons où vous jouissez d'une paix si profonde, tandis que la tempête mugit autour de vous, avec cette mer souvent si terrible, mais parfois si engageante et si belle, avec ce ciel nébuleux entremêlé de jour, où le soleil est si brillant et si doux ; la Bretagne, » dit M. Auguste Billiard, « a plus de charmes pour certaines imaginations que les jardins les plus irréprochables, que les campagnes où il ne reste pas un pouce de terre à défricher, que les rivages où le ciel ni la mer ne sauraient prendre un air sombre et menaçant. C'est pour ses enfants surtout que ce pays a un attrait inconcevable ; il n'en est point au monde où l'homme soit plus attaché au sol qui l'a vu naître. »
Le climat de cette province est généralement très-sain ; les hivers, plus humides que rigoureux, s'y ressentent de l'influence de la mer ; les étés y sont tièdes et doux. Tout y dispose l'esprit au repos et à ces vagues rêveries si chères aux Bretons. On y respire la poésie : aussi verrons-nous que nulle part le sentiment poétique n'est plus répandu ni plus délicat.
Telle n'était point la presqu'île il y a deux mille ans. Alors un quart au moins de sa surface était couvert par une vaste forêt qui se dirigeait de l'est à l'ouest, et couvrait d'un rempart presque impénétrable les cantons de la Cornouaille, compris dans son sein ou situés au delà de ses limites. Nous trouvons, dans le récit qu'Ermold-le-Noir nous fait de l'expédition de Louis-le-Débonnaire contre Murman ou Morvan, roi de Léon, de continuelles allusions à cette nature sauvage. Il nous représente le chef breton se préparant à la guerre et rassemblant les siens « au fond des vallées qu'ombragent des bois inaccesibles : » c'est là qu'est sa demeure, « son orgueilleux palais, » comme dit le poète, et qu'il vit avec sa femme, ses enfants et ses serviteurs. Dès que les Franks pénètrent dans l'Armorique, ils ont peine à se diriger à travers des forêts qui leur offrent « mille routes écartées. » .
Les Bretons ont caché tous leurs approvisionnements dans ces profondes retraites ou dans les prairies marécageuses qu'elles recèlent : là sont leurs grains enfouis dans la terre, et leurs troupeaux de boeufs et de moutons. Quand l'ennemi s'avance, ils ne l'attendent pas en rase campagne, ils ne poussent point de cris. Ils gardent ce silence si inquiétant pour l'envahisseur, et si favorable aux surprises de la guerre d'embuscade. Les Franks les aperçoivent seulement de loin, « enfoncés au milieu des buissons et des taillis touffus. » Enfin , c'est dans ces mêmes bois et dans « les vastes prairies des marais, » ajoute Ermold-le-Noir, que les Bretons engagent la lutte et se font tuer pour la défense de leur patrie. Le roi de Léon lui-même succombe glorieusement, et « la renommée parcourt les forêts des Bretons, y répand la terreur et y crie d'une voix tonnante : Murman est tombé sous la lance d'un Frank et a porté la peine de son aveugle confiance. »
Histoire de la Bretagne
Qui ne reconnaît à ce récit la forêt de Brécilien ou de Brocéliande, dont les auteurs des romans de la Table Ronde nous ont fait une peinture si saisissante ? Des fragments considérables de cette immense agglomération d'arbres se sont conservés jusqu'à la fin du XVe siècle ; il y a trois cents ans, quarante mille arpents de bois entouraient encore la ville de Loudéac. Cette forêt, comme celles de Quintin, de Lanouée, de la Hardouinaie et de Paimpont, a fait évidemment partie de l'ancienne Brocéliande.
Morvan était le digne descendant de cette race de Kimris ou de Celtes, qui, des plateaux de l'Himalaya et du Thibet, se frayèrent, les armes à la main, une route nouvelle à travers l'Asie et l'Europe ; et qui, après avoir laissé partout sur leur passage des colonies puissantes et des monuments de leur religion, se répandirent dans les Gaules et jusque dans les lies Britanniques. De nombreuses tribus de Kimris s'établirent alors au bord de l'Océan, sur le littoral de la Gaule, et lui donnèrent le nom d'Armorique (de l'article ar et du substantif mor), c'est-à-dire de pays de la mer ; dénomination générale dont l'application se restreindra de plus en plus et finira par être limitée à la seule province de Bretagne.
Les Kimris étaient un peuple mélancolique, inquiet, entreprenant, religieux et doué d'une grande intelligence. Les rapides progrès que firent toutes ses colonies dans la péninsule armoricaine supposent une rare aptitude pour les arts de la civilisation : les Curiosolites occupaient le pays que commande aujourd'hui la ville de Dinan ; les Diablintes le territoire d'Aleth, Dol et une partie de la Normandie. Cette dernière peuplade confinait vers l'est avec les Rhedons établis au confluent des rivières d'Ille et de Vilaine. La principale cité des Namnètes était assise sur la Loire, dont les deux rives étaient placées sous sa dépendance. Dans la Dumnonia étaient les Lexobiens, qui avaient en partage la contrée où nous voyons maintenant Tréguier et Saint-Brieuc ; et les Ossismims les maîtres des terres les plus reculées de la presqu'île, et les fondateurs des villes de Kemper et de Léon.
Mais la plus considérable de toutes ces nations était les Venètes, qui avaient pour capitale la cité de Dariorig, bâtie au fond du Morbihan ou de la petite mer, sur la côte méridionale. Ce peuple, par sa supériorité et son courage, exerçait une prépondérance incontestée sur la fédération armoricaine. Les monuments druidiques de Carnac et de Locmariaker nous portent à croire que les druides avaient aussi établi dans le Morbihan le siège de leur suprématie religieuse. Probablement l'origine de ces pierres symboliques remontait à une époque de beaucoup antérieure à l'existence de Dariorig : il n'est pas impossible qu'elle se rattachât à la fondation d'un collège druidique sur la côte au temps des premiers Kimris. La mer devait être honorée sous une forme allégorique par un peuple qui en avait pris le nom et qui l'avait donné au sol de la patrie commune.
Il n'a peut-être manqué aux Venètes que le temps et un sort plus favorable pour égaler les Phéniciens et les Carthaginois. Un sentiment admirable de leur position, de leur aptitude et de leur intérêt, en fit un peuple de navigateurs : supérieurs en cela aux Bretons, qui n'ont jamais songé à se créer une force maritime, ils comprirent que la puissance armoricaine devait principalement reposer sur la mer. Strabon et Jules César nous donnent la description de leurs navires, qui étaient très-propres à la grande navigation et au petit cabotage. Tirant peu d'eau, ils pénétraient à travers les écueils et les bancs de sable dans les rivières et dans les ports les moins accessibles. C'étaient les plus hardis et les plus habiles marins de la Gaule occidentale. Ils exerçaient sur l'Océan le même empire que les Massaliotes sur la Méditerranée. Tout le commerce des îles Britanniques se faisait par l'intermédiaire de leurs marchands. Ils avaient fondé de nombreux établissements sur les côtes de la Bretagne insulaire : une de leurs colonies avait donné le nom de Vénédotie ou de pays de Guenet à la côte septentrionale de la Cambrie.
Du reste, en ce temps-là les relations entre les habitants de la grande île et les populations de l'Armorique étaient continuelles. Communauté d'origine, de langage, d'institutions, de moeurs, d'intérêt, tout contribuait à resserrer ces liens. Le culte druidique, dont la Bretagne insulaire était, après la péninsule Kimrique, le principal foyer, donnait un caractère et un but religieux aux rapports des peuples des rivages opposés ; enfin, la fréquence des émigrations d'une côte à l'autre, entretenait l'esprit de fusion. Ce fut ainsi qu'une colonie des Brythons d'outremer apporta à la presqu'île armoricaine le nom de Bretagne, que cette même peuplade avait déjà donné à l'Ile d'Albion. Ce fut ainsi que des établissements formés par d'autres émigrés, soit cismarins, soit transmarins, firent appliquer indistinctement les dénominations de Dumnonia (Domnonoe) et de Kernaw (Cornouaille) à la partie occidentale des deux pays.
Cependant l'arrivée d'un seul homme dans les Gaules allait amener la ruine de la liberté, du génie, des croyances, des moeurs et de la civilisation kimriques. Jules César avec ses légions romaines défit, en quelques campagnes, toutes les armées que lui opposèrent les Gaulois pour la défense de la commune patrie. Lorsque les nations celtiques mirent sur pied deux cent soixante-six mille hommes pour lui livrer une dernière bataille, le contingent des Armoricains fut fixé à trente-six mille combattants, ou au septième de la levée générale. Cette fois encore la fortune favorisa les armes de César, qui fit passer sous le joug toutes les nations de la Gaule (57 ans avant J.-C). Telle était la consternation des peuples, qu'il suffit à P. Crassus de se montrer avec une légion pour déterminer les Armoricains à se soumettre. Sans doute les Venètes n'étaient point préparés pour la lutte, puisqu'ils n'opposèrent aux Romains aucune résistance. L'envahissement projeté de la Bretagne insulaire, par Jules-César, les décida bientôt à tout risquer pour prévenir une expédition qui pouvait être si funeste à leurs intérêts. Le chef Caswallaun vint à leur secours avec un corps de Bretons, et partagea leur défaite, comme nous l'apprend le livre des Triades. Fidèles à leur génie maritime, les Venètes attendirent sur leurs vaisseaux l'attaque des Romains.
L'Armorique fut une des provinces qui formèrent la troisième Lyonnaise. Nous passerons sous silence l'histoire de cette péninsule sous la domination romaine. Les conquérants s'appliquèrent à réduire les populations de la Cornouaille, au milieu desquelles l'esprit d'indépendance s'était réfugié. Ce fut pour les subjuguer ou pour les contenir qu'ils établirent des postes militaires à Léon, à Kemper et à Carhaix, jusque dans les montagnes d'Arrhès. La soumission de ces Bretons intrépides, qui trouvèrent des chefs dignes de les commander, ne fut jamais complète. L'esprit de nationalité et d'indépendance se perpétua dans quelques districts, et prépara l'affranchissement de la patrie. Le druidisme, proscrit par la politique romaine, s'était retiré avec ses prêtres et ses prêtresses dans les profondes retraites de la forêt de Brocéliande. Longtemps il s'y maintint et y exalta jusqu'au fanatisme l'esprit de vengeance et la haine du nom romain. La superstition populaire a gardé le souvenir de ce séjour des druides et des druidesses sous les vieux chênes : de là ces sorciers, ces poulpiquets et ces fées, qui peuplent encore les bois et les pierres druidiques de la Bretagne.
Mais un ennemi bien plus redoutable allait attaquer le druidisme dans ses derniers retranchements. Vers la fin du IIIe siècle, le christianisme fut apporté dans l'Armorique par saint Clair. Ses progrès, arrêtés ou combattus par le polythéisme romain et par les croyances druidiques, furent d'abord assez lents ; enfin, l'expulsion des magistrats romains débarrassa la foi nouvelle de ses ennemis les plus dangereux. Les prêtres de l'ancienne religion de la Gaule cédèrent alors, moins par conviction que pour conserver leurs biens : les collèges druidiques se changèrent en couvents, et les archidruides devinrent évêques. I1 se fit une singulière alliance de tous les dogmes et de toutes les superstitions. Jusqu'aux VIIe et VIIIe siècles les vrais chrétiens luttent contre la puissance de ce vieil esprit du druidisme. Nous voyons le concile de Vannes reprocher aux clercs, en 465, de cultiver la science divinatoire. Deux cents ans plus tard le concile de Nantes ordonne de détruire les pierres et de déraciner les arbres autour desquels le peuple se rassemble, dans les lieux sauvages et retirés, avec une vénération qui tient de l'idolâtrie.
La conquête de l'Armorique, par Jules César, les fréquentes révoltes des Bretons contre l'autorité des empereurs ; le massacre des hommes pris les armes à la main, et la vente des tribus rebelles sous la lance, avaient dépeuplé les plus fertiles cantons de la province. Les Romains, à qui il fallait des tributaires et des soldats, accueillirent avec faveur les émigrations de la grande à la petite Bretagne. Les Bretons insulaires avaient appris, depuis longtemps, à prendre cette route : pour eux c'était d'ailleurs plutôt passer d'un canton dans un autre, que quitter leur pays pour une terre lointaine. Les émigrations recommencèrent donc en masses assez compactes et avec assez de régularité pour qu'il fût possible d'en garder la mémoire et d'en préciser la date. Une première émigration eut lieu vers l'an 284 ; une seconde en 364 ; une troisième en 383 ; enfin celle-ci en amena une quatrième en 418. Les circonstances qui conduisirent tout un peuple sur la côte armoricaine, en 383, touchent à un des points les plus importants de l'histoire du pays. Comme tant d'autres chefs militaires, le gouverneur de la grande Bretagne, Maxime, Espagnol de nation, ambitionna la pourpre impériale ; il se fit proclamer César ; rien n'était alors plus facile, la difficulté était de s'imposer à l'empire. Maxime, ne croyant pas ses deux légions suffisantes pour détrôner les trois empereurs régnants, fit des levées considérables et associa, dit-on, à sa fortune un conan, ou chef de quelques tribus de l'Albanie, nommé Mériadog ou Mériadec. Le savant abbé Gallet ne craint point de porter à cent mille le nombre des Bretons qui s'embarquèrent avec Maxime. Toujours assisté de Mériadec, le nouveau César défit, près d'Aleth, l'armée de l'empereur Gratien, dans laquelle il y avait, sans doute, beaucoup de recrues indigènes. Quoi qu'on en ait pu dire, c'était prendre possession de la province romaine par la force des armes. On ne peut envisager autrement l'établissement d'un pouvoir qui se substitue à un autre par l'épée. Les premiers actes de souveraineté de Maxime furent, assure-t-on, de distribuer des terres à ses soldats, et de donner le gouvernement de l'Armorique à Mériadec. Celui-ci accompagna son allié sous les murs de Paris, et y assista à une seconde victoire remportée sur Gratien lui-même. De là, il retourna dans la Péninsule, où il assigna des terres à ses compagnons. Il ne tarda pas à y être rejoint par ceux des soldats bretons de Maxime qui survécurent à sa défaite et à sa fin malheureuse. Mériadec dut se trouver alors, en faisant la part des existences tranchées par la guerre, à la tête de trente à quarante mille Bretons rompus au métier des armes, et habitués à une vie licencieuse. Jamais Chlodwig ne compta un si grand nombre de Franks dans l'armée avec laquelle il accomplit la conquête de la Gaule. Donc, en admettant l'histoire de Mériadec comme véritable, nous ne pouvons supposer qu'il fonda un pareil établissement sans abuser de sa force, ni qu'il lui fut possible d'assurer l'existence des siens sans dépouiller les Armoricains.
L'empereur Théodose, soit politique, soit faiblesse, disent encore les historiens bretons, laissa à l'allié de Maxime le gouvernement de l'Armorique. Ses compagnons gardèrent leurs biens à titre de Bretons lètes : c'est ainsi que les empereurs qualifiaient les colons romains ou étrangers auxquels ils donnaient une part dans la propriété du sol ; pour toute condition ils leur imposaient la culture des terres létiques et le service militaire. Les auteurs de la vie de saint Patrice, par allusion à cet usage, appellent la Bretagne pays tète, patis de Létanie.
On était à la veille d'une grande révolution. Livrés sans défense à l'invasion des barbares et ne trouvant plus dans les Romains que des oppresseurs, les peuples des deux Bretagnes se révoltèrent contre l'autorité impériale (409 ou 410). «Ils chassèrent les magistrats romains, » dit Zozime, « et s'érigèrent en république. » La seule explication raisonnable de ce passage, c'est que les Bretons rétablirent les anciennes institutions de leurs pères. Les traditions, les formes de l'organisation politique et hiérarchique des temps passés s'étaient conservées à l'extrémité occidentale de l'Armorique : ce furent probablement les peuplades de la Cornouaille qui donnèrent le signal de la révolte. Or, chez les Armoricains, comme dans le reste de la Gaule, la famille était la base, et la féodalité le principe de la société et du gouvernement. Au-dessous du Penteyrn ou Brenhin, c'est-à-dire du roi des peuples confédérés, il y avait des chefs appelés Mactierns, Tierns ou Tyrans ; ces dernières dignités subsistèrent même jusque dans le XIe siècle. Le Brenhin, choisi par voie d'élection dans les temps difficiles, soit pour mettre un terme aux déchirements intérieurs, soit pour repousser l'invasion étrangère, prenait la direction générale des affaires. La nation se subdivisait presque à l'infini en tribus ou clans, qui formaient autant d'associations partielles : par communauté d'origine, ou par une convention tacite, tous les hommes placés sous le patronage d'un chef étaient réputés membres de sa famille. Celui-ci, comme représentant de l'état, possédait le fonds ou le dessous du sol, ceux-là en avaient la surface : on ne pouvait retirer au membre du clan sa part de propriété sans lui en donner le prix, d'après la valeur qu'elle avait acquise entre ses mains. Mais il devait au maître du fonds une redevance annuelle en nature ou en argent. D'un côté, le chef s'engageait à protéger et à défendre ses hommes en toutes circonstances ; d'un autre côté, ils s'identifiaient complètement avec ses intérêts et se dévouaient à sa personne. Tous ne jouissaient pas également des mêmes avantages. Les uns étaient libres, tandis que, pour beaucoup, l'obligation ou le devoir dégénérait en servitude : de là les ambactes, les soldures et les oboerati, dont parlent les anciens historiens. Il y avait en outre, pour la discussion ou pour le jugement des affaires, une assemblée et un tribunal dans lesquels les principaux membres du clan étaient appelés à siéger. Ainsi, dans ce système, le privilège aristocratique ou féodal s'alliait au droit naturel, et la dépendance à la liberté. Remarquons encore que la concentration du pouvoir entre les mains d'un seul était l'exception, et le partage de l'autorité la règle commune. Cette observation n'est pas sans importance, puisqu'elle est un argument décisif contre l'établissement et la transmission d'une souveraineté unique en Bretagne, dans les premiers siècles de son affranchissement.
Les Romains, après avoir fait quelques tentatives infructueuses pour réduire les Bretons, leur accordèrent, par un traité, le titre d'alliés de l'empire. Les termes de cet important traité ne nous sont point connus ; ce fut sans doute une transaction qui réserva les droits des deux parties contractantes. Si les Bretons n'avaient plus rien à craindre du côté des Romains, ils étaient menacés par d'autres ennemis. Les Alains s'étaient établis dans le Maine, sur la frontière de la Bretagne ; les Franks avaient déjà franchi le Rhin ; il existait à Rennes une colonie lélique de ce dernier peuple, fondée par les empereurs. Les Normands n'avaient pas encore formé des établissements sur les rives de la Loire et de la Seine ; mais les Saxons avaient porté leurs ravages jusqu'au coeur de la Bretagne insulaire. La grande île, après une lutte désespérée, resta au pouvoir des hommes du Nord. Elle perdit ce nom de Bretagne, que ses enfants avaient donné à la Péninsule ; sa vieille nationalité détruite, fit place à une autre nationalité, étrangère aux peuples de l'Armorique. Bref, dans le temps même où ils étaient pressés par de puissants ennemis du côté de la terre, les Armoricains voyaient détruire leur alliée naturelle, et s'élever vis-à-vis de leurs côtes une puissance hostile. L'isolement de cette nation, au milieu du monde, se trouvait accompli ; elle l'accepta avec la résignation qui est dans son caractère, et son courage n'en fut point abattu.
Quels ont été les premiers chefs des peuplades de l'Armorique, après l'expulsion des magistrats romains ? Le conan de la côte septentrionale, Meriadec, ne paraît ni avoir pris l'initiative de ce mouvement, ni en avoir eu la direction principale. Les historiens bretons, malgré leur évidente partialité, n'osent pas lui attribuer ce rôle. Cependant, s'il faut les en croire, les Armoricains décernèrent au lieutenant de Maxime l'autorité suprême ; tous les mactierns ou tierns indigènes s'effacèrent devant lui. Il fut leur penteyrn ou roi suprême, et avec lui commença la monarchie bretonne. L'abbé Gallet, dans son impatience d'établir l'unité territoriale de cet état naissant, fait régner Meriadec, non-seulement sur toute l'Armorique, mais sur le Poitou et le Berri. Enfin, constituant du même coup l'hérédité du pouvoir dans la nouvelle dynastie, il donne à Meriadec son petit-fils Salomon pour successeur (421).
Nous voyons le même système historique se reproduire au sujet de plusieurs chefs armoricains. L'abbé Gallet pour continuer l'unité du pouvoir monarchique, s'applique à démontrer que trois princes contemporains bien distincts, Jean Reith, ou la Règle, Rigwal et Hoël le Grand, ne furent qu'un seul roi. Cette prétention a été combattue et victorieusement réfutée avec une science égale à celle de l'abbé Gallet par M. Auguste Billiard, dans un mémoire inédit sur les Origines des Bretons, qu'il a bien voulu nous communiquer.
Lorsque les Armoricains eurent secoué le joug de la domination romaine, le territoire de la Péninsule fut divisé en plusieurs petits états auxquels la possession, la force et l'élection donnèrent des chefs ; les pays d'Aleth, de Tréguier, de Goëllo, de Léon, de Cornouaille, de Vannes, formèrent ainsi une espèce d'heptarchie. Tous les chefs de ces principautés indépendantes prirent indistinctement les noms de comtes, de ducs ou de rois des Bretons. Tel fut le conan Meriadec, dont on a voulu faire le souverain unique du pays. Les limites de cette Introduction ne nous permettent point de donner la liste des princes qui régnèrent successivement sur les diverses parties de la Bretagne ; encore moins pouvons-nous donner l'histoire de leurs entreprises, de leurs guerres, de leurs divisions ou de leurs crimes. Pour la plupart, ils soutinrent avec courage et avec gloire la cause de l'indépendance bretonne contre les Romains, les Alains, les Frisons, les Wisigoths et les Franks : tantôt ils portèrent la guerre dans le Maine, le Poitou, le Berri, la Touraine ; tantôt ils furent repoussés et poursuivis par leurs ennemis jusqu'au centre de la Péninsule. Nantes conserva pendant longtemps ses comtes ou gouverneurs romains. Rennes, avec sa colonie de Francs-Lètes, fut comme un poste avancé de la puissance franque. Parmi les chefs bretons, ceux de la Cornouaille représentèrent surtout l'esprit national ; c'est de là que sortirent Budic, Guérech et Nominoé, qui régnèrent sur toute la Bretagne. Pendant leurs guerres contre les Barbares, les Armoricains reçurent de puissants secours des Bretons insulaires, en retour des troupes qu'ils avaient eux-mêmes envoyées aux habitants de l'Ile pour les défendre contre les Saxons. Grâce à cette assistance de leurs amis d'outre mer, Budic et Hoël purent délivrer la Péninsule de la présence des Frisons (490 et 509). Le chroniqueur Le Baud prétend qu'Arthur, le fameux chef des chevaliers de la Table-Ronde, passa en Armorique dans cette circonstance avec son cousin Hoel. Il ne s'arrête même pas en si beau chemin. Tandis qu'il a le roi Arthur sous la main, il le conduit en conquérant d'une extrémité de la Gaule à l'autre, et lui fait tenir à Paris une « cour plénière où furent tous les roys des isles qu'il avoit submises, les ducs de Bretagne, les barons de Flandre et de Bourgongne et les princes d'Aquitaine. »
Mais laissons là le roman et revenons à l'histoire. Arthur fut un des derniers et des plus intrépides défenseurs de la Bretagne insulaire ; il ne put la préserver de l'oppression étrangère, comme on l'a déjà vu. Ce fut vers la fin du Ve et le commencement du VIe siècles qu'une multitude d'habitants de l'île voisine débarquèrent en fugitifs sur la côte septentrionale de la Péninsule. Ils furent accueillis comme des frères par les Armoricains, et ils répandirent parmi eux cette haine des Saxons ou des Anglais, que le temps n'a pas encore entièrement effacée. Dans l'émigration générale, les hommes de tous rangs, de toutes conditions, de toutes croyances, rois, chefs, vassaux, prêtres, bardes, druides peut-être, se trouvèrent confondus. Les souvenirs, les récits fabuleux, les traditions de l'antique Bretagne, furent donc transportés sur le continent. L'imagination des peuples se reporta naturellement à Merlin, dont la science merveilleuse avait annoncé la grande catastrophe, et au roi Arthur, qui avait combattu si héroïquement pour défendre son pays. L'archidruide fut regardé comme un enchanteur, et son livre de prophéties devint l'oracle des peuples ; le temps fortifia si bien cette opinion, que pendant le moyen âge on n'engagea pas une affaire importante, une négociation, une bataille, un combat singulier, sans consulter le prophète Merlin. Quant à Arthur, il fut pour ainsi dire divinisé par la superstition populaire. Il en coûtait trop aux Bretons d'admettre la mort d'un chef qui avait emporté avec lui dans la tombe les dernières espérances des hommes de sa race. « Il est encore vivant, » disaient ils ; « les fées protectrices l'ont conservé pour le jour de la vengeance. » D'ailleurs le grand Merlin, en leur prédisant qu'ils repasseraient la mer, ne leur avait-il point désigné Arthur comme le héros auquel il était réservé de les ramener victorieusement dans leur ancienne patrie ?
C'est sous l'influence de ces sentiments, de ces idées et de ces croyances, où le christianisme et le druidisme s'allient si singulièrement, que l'admirable épopée des romans de la Table-Ronde fut composée dans la Cornouaille, au fond des vertes retraites de la forêt de Brocéliande. Les auteurs de ces poèmes étaient évidemment des bardes sortis du sein de l'émigration bretonne ou nourris de ses souvenirs. S'ils font voyager quelquefois leurs héros dans des pays éloignés, ils les ramènent toujours aux bords si regrettés de la patrie insulaire ; tous ces brillants chevaliers appartiennent d'ailleurs, par leur origine, à la Grande-Bretagne, à l'ancienne Domnonée, à l'Irlande, ou à la partie septentrionale de l'Armorique. Comme leurs ancêtres, ils passent sans cesse de l'un à l'autre rivage ; mais la Grande-Bretagne, bien plus que la petite, est le pays des merveilles ; c'est pour les bardes, à la fois la terre perdue et la terre promise. Ces oeuvres étonnantes nous rappellent à chaque page le génie des populations des pays de Léon, de Tréguier et de Saint-Brieuc. Au milieu de l'inépuisable spectacle des fêtes et des tournois, des chevaleresques amours et des banquets, des enchanteurs et des fées, semant les routes de prodiges et de surprises, on reconnaît, en effet, tous les caractères distinctifs de ces peuples. Au plus fort des ténèbres sous lesquelles l'Europe avait presque entièrement disparu, il y eut donc un coin de terre où le flambeau de la poésie brilla d'un incomparable éclat, et où l'imagination la plus féconde se plut à embellir, à parfumer ses riantes créations de ce charme délicat, de cette fleur de galanterie, qu'on chercherait en vain dans les poèmes les plus parfaits de l'antiquité.
Mais la civilisation avancée dont les romans de la Table-Ronde étaient l'image plus ou moins fidèle, devait s'effacer comme un songe et ne laisser derrière elle qu'un lumineux sillon. Ces moeurs de la vieille forêt et des antiques châteaux, ces charmants loisirs, ce peuple de galants paladins, de poètes et de joueurs de harpe, cette recherche aventureuse de la gloire et des plaisirs, ce monde enchanté de sorciers et de fées, tout cela va disparaître au milieu des guerres et des ravages occasionnés par les invasions franques et normandes. Des générations, des lois et des choses, pour ainsi dire, renversées et transformées dans le sang, il sortira comme une Bretagne nouvelle : le moyen âge avec sa civilisation gallo-bretonne, succédera aux époques purement kimriques et armoricaines ; ce sera déjà, par le gouvernement, la société, les idées et la langue, un commencement de fusion dans la grande nationalité française.
Ici se présente la question si longtemps et si vivement débattue de la mouvance de Bretagne. Ce pays formait-il un État indépendant gouverné par ses institutions nationales, ses princes particuliers, et ne relevant, après Dieu, que de son épée ? ou bien était-il un grand fief du royaume de France devant hommage à ses souverains, reconnaissant leur autorité et se conformant à la règle générale de l'État relativement à quelques droits réservés ? Enfin la vassalité du duc de Bretagne entraînait elle le serment simple ou le serment lige ; en d'autres termes, regardait-elle seulement le fief ou supposait-elle la double dépendance de la terre et de la personne ? Cette question d'histoire devint une question d'État, et on écrivit des volumes pour et contre. La royauté et ses ministres, le parlement et les états de la province, les historiens bretons et les légistes français, prirent une part active au débat : plus d'une fois le gouvernement royal, pour faire triompher son droit, proscrivit les livres et persécuta les écrivains qui lui étaient contraires. De part et d'autre, on compliqua d'ailleurs étrangement les points en litige, en prétendant se reporter à l'origine des choses et en réduisant tout à une question d'antériorité. Les premiers établissements des peuples de la Bretagne insulaire dans la presqu'île ont été formés de 364 à 383, affirmaient les historiens du pays, tandis que la domination de Chlodwig sur la Gaule ne remonte pas au delà de l'année 495 ; donc, il est évident que les Bretons ont sur le sol un titre de possession de beaucoup antérieur au droit du chef mérovingien. Mais les légistes français, pour détruire la force de cet argument, faisaient arriver les colonies de l'île de Bretagne à une époque postérieure à la fondation de la monarchie, et soutenaient qu'elles s'étaient établies sur les terres de la Péninsule, avec l'autorisation et en reconnaissant la souveraineté des rois franks.
N'était-ce pas envisager la question sous un point de vue étroit, et la subordonner à des considérations purement critiques ? C'est dans une sphère plus élevée qu'il fallait chercher la solution de ce fameux débat. Comme les particuliers, tous les États ont une raison d'être, à laquelle ils ne peuvent se soustraire sans s'exposer à périr. Cette raison est dans l'assiette, la configuration, les limites naturelles d'un pays ; elle en fait un tout, elle lui donne une certaine étendue, et lui assigne des bornes qui lui permettent d'exister, de se maintenir et de se défendre. Elle constitue, par conséquent, une loi antérieure à tous les établissements humains, et à laquelle les peuples sont obligés de se soumettre et de se conformer du moment où ils s'attachent au sol. Tel est, selon nous, le principe qui poussa les chefs de la monarchie franke ou française à poursuivre, comme les empereurs romains, la réunion de la Bretagne au reste de la Gaule.
Dès l'année 560, Clothaire occupait Nantes, Rennes, Aleth. Son autorité s'étendait même jusque sur une partie de la Cornouaille : nous voyons Withur ou Guitur, comte de Léon, reconnaître la suzeraineté du roi frank. Un peu plus tard le comte de Vannes, Guérech, paie le tribut à Chilpéric. Toute la Bretagne orientale passe bientôt sous la domination des princes mérovingiens. Mais la Bretagne occidentale redevint, comme au temps des empereurs, le refuge et le rempart de l'indépendance bretonne. Charlemagne entreprit de la réduire vers la fin du VIIIe siècle : le grand-maitre de sa maison, Andulphe, et le comte Guido, préposé à la garde des marches d'Anjou, accomplirent cette conquête (786-799). Cependant nous doutons que toute la Cornouaille se soit soumise ; probablement les plus braves Bretons se retirèrent dans ses montagnes inaccessibles pour y attendre de meilleurs jours. Louis-le-Débonnaire maintint la Péninsule sous sa dépendance ; Charles-le-Chauve la perdit par la révolte d'un chef entreprenant. Le gouverneur de Vannes, Nominoé, était devenu le lieutenant des rois franks en Bretagne ; il profita habilement des avantages de sa position pour s'emparer du pouvoir souverain, et pour rétablir la monarchie bretonne. La faiblesse et l'incapacité de l'empereur assurèrent le succès de cette entreprise, autant que l'esprit de patriotisme et d'indépendance des populations de la Cornouaille ; les Franks en avaient d'ailleurs facilité l'accomplissement en ramenant à l'unité territoriale toutes les parties de la Péninsule (845).
La défaite de l'armée de Charles-le-Chauve, sur les bords de la Vilaine, près du monastère de Ballon, donna la sanction de la victoire à la royauté de Nominoé. Cependant les princes carlovingiens ne laissèrent échapper aucune occasion de rappeler leurs droits à la Bretagne, et de les soutenir par la force des armes ; s'ils reconnaissaient la souveraineté des rois ou des ducs des Bretons, c'était une concession arrachée par la nécessité et sur laquelle ils revenaient aussitôt. On sait comment Charles-le-Simple, en donnant la Neustrie à Rollon, chef des Normands, l'investit aussi de la Bretagne, qui dès lors devint un arrière-fief de la France. Sans examiner jusqu'à quel point le principe féodal autorisait cette cession, nous n'hésitons pas à dire qu'elle fut un acte de haute politique ; elle mettait la division entre deux vassaux dont l'accord eût été dangereux, elle suscitait un ennemi puissant aux Bretons, et donnait un but a l'ambition des Normands. En effet, ce fut l'épée des ducs de Normandie qui trancha définitivement la question de la vassalité. Les ducs de Bretagne se plièrent à l'hommage et n'élevèrent plus d'objections que sur la forme et la portée de cet engagement. La conquête de l'Angleterre par Guillaume-le-Bâtard soumit la Péninsule aux souverains de la Grande Bretagne ; mais les rois de France ressaisirent la mouvance de cette province, en réunissant la Normandie à leurs États. Toutefois les ducs de Bretagne, à quelques exceptions près, ne voulurent jamais leur rendre que l'hommage simple : « Monseigneur, tel hommage que mes prédécesseurs vous ont fait, je vous le fais, » disait François II à Louis XI ; « mais ne l'entends et ne vous le fais point lige. »
La descendance masculine de Nominoé s'éteignit avec Salomon III, en 874. La couronne ducale passa alors, par les femmes, sur la tête d'Alain Barbe Torte, qui fut le fondateur d'une dynastie nouvelle. En 1164, le mariage de Constance, fille du duc Conan IV, avec Geffroi, troisième fils de Henri II, donna le duché aux Plantagenets. Le meurtre du jeune duc Arthur, par son oncle Jean sans Terre, mit presque aussitôt fin à cette troisième dynastie (1202). Alix, fille de Constance et de Gui de Thouars, et héritière du duché, le porta ensuite dans une branche cadette de la maison de France, en épousant Pierre de Dreux, petit-fils du roi Louis-le-Gros (1212). Le duc François II fut le dernier des descendants mâles de ce prince (1488). Il laissa le trône à la duchesse Anne sa fille, qui, par son mariage avec Charles VIII, amena enfin la réunion du duché à la France. Depuis le IXe siècle, la transmission de la couronne ducale d'une dynastie à une autre s'était donc toujours accomplie par les femmes.
A partir du règne d'Alain Barbe-Torte, le gouvernement des ducs de Bretagne devient tout à fait monarchique. Ces princes s'appliquent à réduire la puissance des grands vassaux et des hauts barons, qui avaient succédé aux tierns et aux mactierns de l'Armorique. Soit par la force des armes, soit par des alliances, ou par une politique habile, ils parvinrent à réunir au domaine ducal les comtés de Rennes, de Nantes, de Cornouaille, de Léon, de Vannes ; la prise ou l'acquisition d'un grand nombre de villes, de châteaux, de seigneuries, de terres, accrurent encore leur puissance. Le duc Conan III et Pierre de Dreux travaillèrent surtout sans relâche à réduire le pouvoir des barons et de la noblesse ; ce dernier déploya dans l'accomplissement de cette tâche difficile, une intelligence, une profondeur et une énergie qui en firent un des plus grands hommes de son siècle et le souverain le plus éminent de la Bretagne.
Mais quelques efforts qu'on eût faits pour la désarmer et pour l'abattre, jamais la haute aristocratie ne fut complètement soumise. On peut même dire qu'elle maintint les souverains de la Bretagne dans sa dépendance jusqu'au dernier moment : François II et la duchesse Anne ne furent que des instruments plus ou moins dociles entre ses mains. A la tête de cette fière noblesse, illustrée par les Raoul de Fougères, les Charles de Dinan, les Tinteniac, les Jean de Beaumanoir, les Laval, les Olivier de Clisson, les Du Guesclin, les Tanneguy Duchâtel, les Châteaubriant, étaient les deux puissantes familles de Penthièvre et de Rohan. Ce que ces maisons possédaient en villes, bourgs, villages, châteaux, forteresses, seigneuries, terres, forêts, usines, est à peine croyable ; aussi étaient-elles en grande partie maîtresses de la richesse mobilière du pays et exerçaient-elles une irrésistible influence sur les populations. Quoique les Rohan n'appartinssent point, comme les Penthièvre, à la famille ducale, ils se vantaient de leur antique origine ; on connaît leur devise, si orgueilleusement expressive dans sa concision : liohan je suis, duc ne daigne, roi ne puis.
Les hauts barons siégeaient dans les parlements des ducs et dans les assemblées des états. Le pouvoir des souverains de la Bretagne était limité par les coutumes, la liberté et les privilèges du pays : les états votaient les impôts, et sans leur participation aucun changement ne pouvait être fait aux lois ou au droit coutumier. Nous les verrons bientôt, en plusieurs circonstances, partager avec les ducs l'exercice du pouvoir souverain. La constitution régulière des états ne date guère que de la réunion de l'assemblée générale qui eut lieu à Vannes en 1203 après le meurtre du prince Arthur par Jean sans Terre ; dans le siècle suivant, en 1309, à la convocation de Ploërmel, on vit pour la première fois les députés du tiers assister et prendre part en corps aux délibérations comme les ordres de la noblesse et du clergé. Tous les gentilshommes bretons, sans distinction de position ni de fortune, avaient le droit de siéger aux états. On a vu s'y présenter de cinq à quinze cents nobles. Le nombre, comme le rang et la fortune, donnait donc à l'aristocratie bretonne de grands avantages sur les députés du tiers. Comme on délibérait et votait par ordre, il lui était d'ailleurs facile, en s'entendant avec le clergé, de s'assurer la majorité dans presque toutes les questions. Quant à la bourgeoisie, elle était plus puissante et se sentait mieux à l'aise dans ses assemblées municipales que dans les parlements de la province. Aux communes affranchies par le duc Conan III, pour contenir ou neutraliser la noblesse, ses successeurs en avaient ajouté beaucoup d'autres. Nous aurons l'occasion de faire connaître quel développement et quelle énergie le sentiment démocratique avait pris à Saint-Malo et à Morlaix, véritables républiques marchandes et guerrières. Cependant les municipalités des villes de la Bretagne, qui n'étaient en général que la paroisse constituée en corps délibérant, étaient loin de jouir d'aussi grandes libertés que les communes du nord de la France.
L'origine du droit coutumier de la province remontait au règne de Hoël le Grand, il était basé sur les ordonnances de Jean II et sur les établissements de saint Louis. Les coutumes, longtemps éparses, avaient été réunies et rédigées par les soins de Jean III. Les pays de Rohan, de Goëllo, de Porhoët, avaient leurs usances particulières. N'oublions pas de dire que le domaine congéable était en usage dans presque toute la Bretagne ; de même que dans les anciens clans, il livrait la surface du sol à l'exploitant et en réservait le fonds au propriétaire. L'ordre de succession des mâles dans les branches collatérales et l'aptitude des femmes à hériter en ligne directe n'avaient jamais été bien définis. Il en résulta une guerre terrible entre Charles de Blois et Jean de Montfort, qui se disputèrent la couronne ducale après la mort de Jean III (1341-1365). La France et l'Angleterre prirent part à la lutte, mais elle se termina à l'avantage du protégé de cette dernière puissance : de là, la prédominance que prit la politique anglaise dans les conseils des ducs de Bretagne. Les rois de France, depuis Charles V jusqu'à Charles VIII, comprirent dès lors qu'il fallait à tout prix accomplir la réunion du duché à leurs domaines. Nous raconterons dans notre notice sur la ville de Rennes comment cette grande révolution s'opéra, et comment elle fut sanctionnée par les états de Vannes. Il nous suffira de dire ici qu'elle n'était pas moins désirable pour les Bretons que pour les Français. Les ducs de Bretagne, placés entre la France et l'Angleterre, avaient rarement joui d'une liberté complète d'action ; ils n'avaient guère eu que le choix de la dépendance ou de l'oppresseur. Leurs peuples, qu'ils étaient trop faibles pour protéger efficacement contre les invasions étrangères, vivaient dans de continuelles alarmes. En quatorze cents ans, la malheureuse Bretagne avait compté seulement cent ans de paix.
Aujourd'hui cette province est française de coeur, comme elle l'est de fait ; mais elle n'en est pas moins jalouse de son glorieux passé ; elle tient à conserver ses monuments, ses vieux souvenirs, sa religion, ses moeurs, sa langue et son costume. Avant la révolution, elle était partagée en haute et basse Bretagne, et divisée en neuf évêchés ; elle forme à présent les cinq départements de la Loire-Inférieure, d'Ille-et-Vilaine, des Côtes-du-Nord, du Morbihan et du Finistère. C'est surtout dans ces trois derniers départements que la tradition bretonne s'est le mieux conservée ; c'est là aussi que l'usage de la langue nationale est le plus répandu. Près de douze cent mille individus, dans toute la province, parlent cette langue, si intéressante par son origine celtique. Ses principaux dialectes sont ceux des pays de Léon, de Tréguier et de Vannes. Depuis la brillante époque des romans de la Table-Ronde, la littérature bretonne a produit un grand nombre d'ouvrages importants ; mais elle est principalement riche en poésies populaires. Tout le monde a voulu lire le recueil de chants qui a été publié par M. Théodore de la Villemarqué, sous le titre de Barzas-Breis. Quoique à la première vue les poésies populaires de la Bretagne paraissent avoir quelque chose de décousu et d'incohérent, on ne peut s'empêcher d'y prendre un grand intérêt. Cette incohérence apparente ne fait même qu'ajouter un charme nouveau au récit, en lui donnant nous ne savons quelle forme abstraite, vague et mélancolique. L'unité n'est ni dans l'exposition des faits, ni dans l'enchaînement des idées, ni dans la coupe des stances ; elle est toute entière dans la puissance, la vérité et la profondeur du sentiment.
Source : Histoire des villes de France par Aristide Guilbert.